Monday, February 24, 2014

 

Important mais réductif au point d'apparaître comme anti-islamique et antisémite

JACQUES HEERS – LES NEGRIERS EN TERRE D’ISLAM, VIIème-XVIème SIECLE– PERRIN 2003-2007

Le projet de ce livre est louable et nécessaire. En effet en France on réduit trop l’esclavage au seul esclavage du commerce triangulaire (qui n’était pas très triangulaire, soit dit en passant) de la France et de l’Angleterre. Il rappelle le rôle joué par le Portugal, mais il oublie de mentionner l’Espagne. L’Espagne et le Portugal par décision du Pape lui-même au 16ème siècle reçurent respectivement l’ouest (le Nouveau Monde, sauf le Brésil par un accord subséquent qui le donna au Portugal) et l’est (l’Océan Indien). Mais il oublie aussi le rôle important des Pays Bas : les premiers esclaves noirs furent livrés aux Anglais de Virginie en 1619 par les Hollandais justement, et n’oublions pas quelques autres colonisateurs et esclavagistes annexes pour cette traite triangulaire.

Mais son objet principal est de refuser l’attribution de l’esclavage au seul monde chrétien, et à cette fin il étudie l’esclavage de l’Islam, Islam qui ne peut exister qu’à partir du 7ème siècle bien sûr. Et ne considérer que cette alternative et que le créneau 7ème-16ème siècles fausse complètement le propos historique et le fait apparaître anti-islamique. Je tiens à faire quelques remarques non pas sur le fait que le monde islamique dans son ensemble, loin de se réduire bien sûr au monde arabe, a pratiqué la prise de prisonniers immédiatement transformés en esclaves, que ce soit après une guerre ou simplement par des razzias systématiques qui ne sont de toute façon que des actes de guerre, voire de guerre sainte.

Il déforme le discours historique possible sur le phénomène de l’esclavage et donc la possibilité de comprendre que c’est la naissance de l’agriculture quelques douze à dix mille ans avant notre ère, soit après la dernière glaciation et quand l’eau commence à remonter et donc que les Homo Sapiens peuvent remonter vers le nord pour s’y réinstaller et surtout qu’ils sont confrontés à un changement climatique et même géographique capital puisque l’eau va remonter de cent vingt mètres, recouvrant d’énormes zones qui avaient été découvertes pendant au bas mot dix mille ans, remettant tous les fleuves que nous connaissons aujourd’hui à flot bien que la plupart existaient avant la glaciation, même si leurs cours et vallée sont pu changer.

C’est dans ce creuset de l’invention de l’agriculture que deux choses se décantent fortement et rapidement : d’une part des religions non plus fondées sur le seul surnaturel monde des esprits des religions animistes, qui ont survécue cependant dans certains continents et en particulier en Afrique, mais fondée sur l’assertion d’un monde divin d’abord à plusieurs dieux puis progressivement à un seul dieu (principalement les trois religions d’origine sémitique, judaïsme, christianisme, islam, en ordre chronologique de développement) ainsi que le cas particulier du Bouddhisme qui nie l’existence d’un créateur de nature divine, et même le concept de création.

D’autre part la nécessité d’une nouvelle division du travail pour avoir les moyens humains de grande quantité de travail en fonction des besoins de cette agriculture. L’esclavage trouve sa logique dans cette nouvelle division du travail agricole. On notera que les esclaves sont la main d’œuvre nécessaire pour les travaux agricoles mais aussi pour la construction de tous les temples et autres bâtiments de grande taille servant pour protéger les récoltes et pour abriter les populations de personnels dédiés à l’administration et le commerce de ces récoltes et du travail humain les produisant, à l’exercice de la religion et des rites qui vont avec y compris funéraires, et au travail des champs et des entrepôts, sans oublier bien sûr les bâtisseurs. Beaucoup de ceux-là sont des esclaves. Pensons aux pyramides d’Egypte par exemple ou à Gobleki Tepe en Turquie qui date de neuf mille ans avant notre ère, soit très longtemps avant les pyramides d’Egypte.

Cette décision de ne rien considérer, ou presque, avant le 7ème siècle lui permet ainsi de ne pas voir cette logique agricole de l’esclavage que la religion va systématiquement justifier.

Cela lui permet aussi de ne faire qu’une vague allusion à l’esclavage romain et d’oublier l’esclavage grec et surtout la pratique du sacrifice humain courante dans le monde antique (le célèbre Minotaure) qu’il soit d’origine indo-européenne (Grec en soi) ou turkique (la Colchide de Médée intégrée à la mythologie grecque). Le sacrifice humain est encore accepté dans la Bible puisqu’Abraham a bien failli sacrifier son propre fils (version judaïque, Isaac, comme version islamique, Ismaïl), sans parler de Jephté immortalisé par Carissimi et Haendel. Mais pire encore pour Jacques Heers, l’esclavage est absolument justifié dans l’Ancien testament. Dans le chapitre 9 de la Genèse par exemple où Noé impose une malédiction au fils Canaan de son fils cadet, en le vouant à être « l’esclave des esclaves de ses frères ». (Nouvelle Edition de Genève, 1979, Genèse 9 :25) Et que dire de la loi mosaïque dans l’Exode 21:1-11 que je me permets ici de citer en entier, et nous devons bien considérer qu’il s’agit uniquement de Juifs ou Hébreux, rien n’est dit sur les esclaves non-juifs, comme par exemple l’esclave d’Abraham qui lui donne le fils qui sera le géniteur même de l’Islam. Je ne commenterai pas, le texte se suffit à lui-même.

Relations de maître à esclave

21 Voici les lois que tu leur présenteras.
Si tu achètes un esclave hébreu, il servira six années; mais la septième, il sortira libre, sans rien payer. S’il est entré seul, il sortira seul; s’il avait une femme, sa femme sortira avec lui. Si c’est son maître qui lui a donné une femme, et qu’il en ait eu des fils ou des filles, la femme et ses enfants seront à son maître, et il sortira seul. Si l’esclave dit: J’aime mon maître, ma femme et mes enfants, je ne veux pas sortir libre, alors son maître le conduira devant Dieu, et le fera approcher de la porte ou du poteau, et son maître lui percera l’oreille avec un poinçon, et l’esclave sera pour toujours à son service.

Si un homme vend sa fille pour être esclave, elle ne sortira point comme sortent les esclaves. Si elle déplaît à son maître, qui s’était proposé de la prendre pour femme, il facilitera son rachat; mais il n’aura pas le pouvoir de la vendre à des étrangers, après lui avoir été infidèle. S’il la destine à son fils, il agira envers elle selon le droit des filles. 10 S’il prend une autre femme, il ne retranchera rien pour la première à la nourriture, au vêtement, et au droit conjugal. 11 Et s’il ne fait pas pour elle ces trois choses, elle pourra sortir sans rien payer, sans donner de l’argent. (Exode 21 Nouvelle Edition de Genève – NEG1979 (NEG1979)


Et je ne dirai rien de la caste des Intouchables, ou Dalits, de l’hindouisme, esclaves internes à la société indo-aryenne elle-même par décision religieuse, héréditaire et à jamais sans aucun droit que ce soit, réduits à l’état le plus misérable et aux tâches les plus avilissantes et inhumaines, sans compter la ségrégation, y compris pour l’eau, et le fait que les Dalits peuvent être exploités, violés et tués à merci par les membres des autres castes. Et cela est en grande partie encore vrai. Ce n’est fondé ni sur la race, ni sur la couleur, ni sur l’ethnie, uniquement sur la naissance de parents Dalits, eux-mêmes Dalits parce que nés de parents Dalits et un parent suffit à rendre toute sa descendance à jamais Dalit. On a là la « théorie de la goutte de sang » si chère au Ku Klux Klan et à Marcus Garvey aux Etats-Unis poussée à un extrême incroyable puisqu’il n’y a  pas de rachat possible, malgré les évolutions des cinquante dernières années.

Cela aurait donné au discours de Jacques Heers une dimension infiniment plus forte. Il dit que le développement de la traite transatlantique est du au développement de l’agriculture de plantation et il ne cite que le sucre et réduit cela au 18ème siècle.

Or Cortez lui-même au 16ème siècle construit la première raffinerie de sucre du Mexique et la quatrième qu’il construira, de son vivant bien sûr, sera à énergie aquatique, donc fonctionnant avec un moulin à eau. Cela lui aurait alors permis de comprendre pourquoi les moulins à eau se sont multipliés à partir du 10ème siècle en Europe : la réforme féodale donnait à tous le serfs 75 jours de non travail minimum dans l’année. Comme l’esclavage était interdit à partir de la réforme religieuse du 9ème siècle, il fallut remplacer le travail humain par le travail mécanique, et ce fut les moulins à eau, cependant inventés par les Romains au premier siècle avant notre ère mais jamais vraiment développés par eux. Cortez introduit le même principe car dès la fin du 16ème siècle dans la Nouvelle Espagne (Mexique) l’esclavage devient minoritaire et l’importation d’esclave au Mexique sera interdit à partir de 1622, si bien qu’alors la majorité des « hommes de couleur » sont libres ( et très nombreux du temps de Cortez lui-même) et surtout l’équilibre sexuel dans ces hommes de couleur, toutes teintes confondues, ne sera atteint qu’à la fin du 17ème siècle, ce qui explique la disparition des noirs au Mexique par simple métissage (le mot espagnol est « mestizaje ») avec les Indiens, les autochtones qui ne sont pas ou peu mis en esclavage, qui sont hors juridiction de l’Inquisition royale (installée en 1571) et des tribunaux religieux car considérés comme « Extra Ecclesiam » (hors de l’église et tolérés en tant que tels).

Cela le fait dire en définitive des choses fausses sur l’église catholique, espagnole, française, ou simplement Romaine, qui n’a accepté l’esclavage qu’à condition que les esclaves soient christianisés et ainsi deviennent, en contradiction avec leur statut de « propriété servile » ou « bétail humain » (l’anglais a un mot spécifique, « chattel »), à la fois des sujets du roi espagnol ou français, et des Chrétiens avec tous les droits attribués à ces Chrétiens comme à tous les autres et en premier lieu le droit marital : le mariage est un sacrement qui doit être consenti librement par les deux parties en dehors de toute pression extérieures. Cela est inscrit très tôt dans les textes : « Siete Partidas » espagnol et « Code Noir » français. Ce qui est étrange c’est qu’il ne dit rien de tout cela alors que c’est la preuve que l’église catholique en tant que telle n’a pas laissé faire les esclavagistes comme ils l’entendaient. En fait sa vision des Chrétiens et de l’esclavage est l’attitude des protestants puritains ou anglicans d’Angleterre. Sa volonté de contrebalancer cette vision étroite de la chrétienté coupable de la mise en esclavage vue comme extrême systématiquement des noirs africains au Nouveau Monde par la simple référence aux pratiques de l’Islam est largement erronée.

L’esclavage au Mexique a été introduit pour le travail dans les mines (d’argent et d’or principalement, parallèlement à la main d’œuvre autochtone qui avait un statut d’esclaves non christianisés, bien que cela évolua très vite, ne serait-ce que pour sanctifier les « mariages » des esclaves africains avec les femmes indiennes, puisque tout rapport sexuel non marital est condamné, et pour le travail sur les plantations, et là le sucre vient en premier, bien que Jacques Heers oublie le tabac : l’Espagne aura le monopole du tabac en Europe jusqu’en 1616 et la première production de qualité de tabac en Virginie apporté à Londres par John Rolfe et la Princesse Pocahontas, épouse Rebecca Rolfe. Mais il oublie aussi que ces plantations se sont développées bien avant le 18ème siècle, qu’elles ont concerné beaucoup d’autres produits en particulier le café, l’indigo, le coton bien sûr, etc., et que dès le 19ème siècle l’énergie de la machine à vapeur va remplacer le travail humain comme l’eau l’avait fait avant elle. Sans prendre tout cela en considération il manque une immense efficacité de raisonnement.

Sans développer le point suivant, disons qu’il ne tient pas compte de l’esclavage comme enjeu entre les animistes et les musulmans dans les royaumes ou empires d’Afrique occidentale avant le 15ème siècle. La Charte de Kurukan Fuga (1240) de Soundjata, Roi du Manding, correspond à la prise de contrôle de l’Afrique Occidentale par l’Islam et reconnaît l’esclavage, même si elle le codifie en adoucissement (Article 20) bien que le seul droit qui est reconnu à l’esclave est le contrôle de son « sac » qui ne doit en aucune façon être envahi par le maître : « Ne Maltraitez pas les esclaves. On est maître de l’esclave et non du sac qu’il porte. » On peut bien sûr imaginer des sens métaphoriques qui n’auront qu’une valeur métaphorique justement.

Ce livre cependant est important car il donne à lire une tranche de l’approche historique de l’esclavage qu’en Occident nous hésitons à aborder, parfois même censurons : la pratique de l’esclavage, des Noirs et autres populations soumises par le monde islamique qu’il soit arabe, turc, ottoman, perse ou autre. Cependant évitons de faire de l’Islam le centre d’une approche de l’esclavage dans l’humanité. Ce serait une erreur, qui plus est franchement raciste. Je ne dirai rien sur l’insistance sur le rôle de quelques Juifs dans ce livre concernant la pratique commerciale de l’esclavage. Il y eut des Juifs, comme il y eut aussi beaucoup d’autres personnes de toutes nationalités ou religions. Le fait que certains étaient juifs ne saurait être un argument contre les Juifs en général, ce qui relèverait de l’antisémitisme. Le livre n’est pas clair sur ce point.


Dr Jacques COULARDEAU

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