Tuesday, July 28, 2015

 

Un pionnier du cognitivisme

LEV SEMIONOVITCH VYGOTSKI – FRANÇOISE SÈVE – PENSÉE ET LANGAGE – PARIS 1985

Ce livre ancien est inestimable car en dehors de l’édition russe de cet ouvrage il n’existe qu’une édition anglaise abrégée publiée par le Massachusetts Institute of Technologie (MIT), en fait réduite à 25% dans la première édition et réduite à environ 60 % dans la plmus récente édition de 2012 (une édition qu’ils déclarent révisées et augmentées, mais certainement pas complète). Ici nous avons l’édition complète de l’ouvrage en français. Cette traduction avec la réaction de Jean Piaget a permis de clairement voir que Vygotski a eu le malheur de mourir trop tôt, officiellement de tuberculose, et n’a donc pas pu porter son travail sur la scène internationale bloquée de toute façon du fait de la dictature stalinienne qui se mettait en place. En fait Piaget a découvert que Vygotski travaillait sur des axes de recherche proches des siens à la même époque que lui-même mais environ trente ans après la mort de Vygotyski.


Mais il y a une différence entre les deux qui est capitale. Piaget travaille dans des écoles suisses qui le mettent en contact avec les enfants de la classe supérieure et donc qui sont issus d’un milieu intellectuellement privilégié et culturellement bien irrigué. Il peut alors travailler sur la maturation conceptuelle de ces enfants sans vraiment avoir à se soucier de la « mécanique » mentale et psychologique qui est derrière car il n’a pas à intervenir pour guider, conduire ou accélérer cette maturation qui se fait apparemment naturellement. Vygotski travaille lui sur la masse des enfants et il est donc confronté à la difficulté de beaucoup de franchir les étapes de cette conceptualisation. Il doit donc intervenir et aider cette maturation. Il doit donc bien déterminer les étapes pour être sûr qu’il intervient intelligemment.


C’est justement là l’enjeu. Si l’intervention ne tient pas compte des étapes fines de la maturation conceptuelle l’intervention sera inefficace soit parce qu’en dessous de l’état atteint et donc inutile, soit trop au-dessus de l’état atteint et donc inopérante. Pour aider ce mouvement de maturation mentale et intellectuelle le formateur doit intervenir en proposant à l’enfant des activités qui ouvrent sur l’échelon immédiatement supérieur à l’échelon atteint. D’où la nécessité de bien connaître ces échelons. On voit l’avantage de Piaget qui lui n’a pas à intervenir car le milieu familial et culturel des enfants avec lesquels il travaille intervient de façon permanente et les enfants sont ainsi influencés « naturellement » et leur machine mentale ne retient que ce qui est efficace.


Sans entrer dans le détails de ces étapes, j’aimerais cependant les résumer. Une remarque doit être faite d’emblée. Il n’y a pas de conceptualisation qui ne soit saisie par l’utilisation des mots qui expriment ces concepts. Il y a là une double dimension. La première est pratique : l’utilisation des mots est facile à repérer et surtout à mesurer. Piaget a fait la même chose. Pour savoir si l’enfant a acquis le concept de conservation des volumes ou quantités la façon la plus simple est de voir s’il domine les comparatifs dans des situations expérimentales qui transvasent des liquides d’un récipient à un autre de formes différentes. Mais quand Vygotski pose des racines profondes dans l’enfance, ou quand Piaget considère que ces processus sont naturels et liés à la simple maturation de l’enfant ils font tous les deux une erreur qui n’est pourtant que partielle.


C’est le cerveau humain d’Homo Sapiens qui est capable de passer d’une sensation à une perception par travail mental puis de cette perception à une identification par reconnaissance ou par simple classification (tous les animaux font cela sinon ils ne seraient pas capable de repérer leurs proies ou leurs prédateurs. Mais Homo Sapiens a inventé et développé un langage articulé qui lui permet de nommer les choses ainsi perçues et cette nomination est la première étape vers la conceptualisation et seul Homo Sapiens peut faire cela car seul Homo Sapiens a inventé et développé un langage articulé qui lui permet de produire des milliers d’unités vocales articulées grâce à la rotation des consonnes et des voyelles du fait des mutations qui ont abaissé le larynx et qui ont augmenté l’innervation de tout l’appareil respiratoire et articulatoire pour permettre la course bipède longue distance rapide (simple outil de chasse et de survie), et le tout avec le développement de la zone de Broca sans précédent pour coordonner tous les systèmes nécessaires à cette course, du mouvement des jambes au diaphragme en passant par la la pompe respiratoire du larynx et le cœur, sans compter de l’articulation buccale pour cette même respiration.


C’est donc bien le langage qui permet la conceptualisation, mais un langage articulé reçu par l’enfant dès qu’il peut entendre donc dès la 24ème semaine de la grossesse de sa mère.

La deuxième remarque est que pour Piaget la situation de communication est naturellement stimulante alors que pour Vygotski la dite situation de communication doit être nourrie et enrichie. Mais dans les deux cas c’est cette situation de communication qui est la matrice de la communication, donc du langage, du discours à la langue. Cela est négligé par Piaget mais cela n’est pas entièrement reconnu par Vygotski. C’est que l’on est là dans la dimension cognitive du langage et de la communication. Sans approche cognitive pas de progrès dans ce domaine. Pour Piaget cela se fait naturellement (c’est à dire quotidiennement dans les milieux favorisés concernés) alors que pour Vygotski la structure d’apprentissage doit intervenir de façon intense pour enrichir cette dimension cognitive de l’univers quotidien de l’enfant.


Vygotski travaillait de toute évidence à partir des pratiques pédagogiques de Makarenko, le Freinet russe. Célestin Freinet lui aussi est un cognitiviste qui considère que l’on ne peut comprendre, raison de plus transmettre et pratiquer, l’apprentissage du savoir que si l’on prend en compte la dimension cognitive du cerveau humain qui devient la dimension cognitive du comportement humain. Là où le behaviourisme a vu de la transmission sociale quasi génétique, les cognitivistes voient des acquisitions sociales anciennes qui peuvent soit bloquer, soit stimuler les acquisitions nouvelles.


Les étapes de cette conceptualisation chez Vygotski sont, à très gros traits, les suivantes :

« Le premier stade la formation du concept […] la constitution d’une masse indistincte et sans ordre, la sélection d’un tas d’objets quelconques […] ce stade à son tour se décompose en trois étapes […]
[1] la première étape de la formation de l’image syncrétique […]
[2] dans la deuxième étape la disposition spatiale des figures […]
[3] enfin la troisième étape […] les représentants des différents groupes, déjà réunis antérieurement dans la perception de l’enfant, sont ramenés à une signification unique. […]
« Le deuxième grand stade [stade de la formation des complexes] […] pensée par complexes […] cinq formes fondamentales de complexe […]
[1] complexe associatif […] toute liaison associative entre le noyau et un élément du complexe […]
[2] deuxième phase […] le complexe-collection est une généralisation des choses sur la base de leur participation à une opération pratique unique, sur la base de leur collaboration fonctionnelle […]
[3] le complexe en chaîne […] réunion dynamique et temporaire de maillons isolés en une chaîne unique et […] transfert de signification d’un maillon de la chaîne à un autre […] une vague et lointaine impression de communauté […]
[4] la quatrième phase dans le développement de la pensée par complexes – le complexe diffus […]
[5] un pseudo concept […] extérieurement c’est un concept, intérieurement c’est un complexe […] Ainsi le pseudo-concept, considéré comme une phase spéciale dans le développement de la pensée par complexes chez l’enfant, clôt le deuxième stade en son ensemble et amorce le troisième, servant de maillon de liaison entre eux.
« [Le troisième stade] C’est un pont jeté entre la pensée concrète, par images intuitives et la pensée abstraite de l’enfant. […] le troisième grand stade, qui, comme le deuxième, se divise en une série de phases ou étapes distinctes. […] La fonction génétique du troisième stade dans l’évolution de la pensée enfantine est le développement des décompositions, de l’analyse, de l’abstraction. […]
[1] la première phase […] sur la base d’une ressemblance maximale entre ses éléments […]
[2] deuxième phase […] celle des concepts potentiels […] ici le trait distinctif qui détermine l’insertion d’un objet dans un groupe général est un trait privilégié, qui a été abstrait du groupe concret de traits distinctifs auxquels il est lié de fait. […]
« L’enfant n’en vient à la pensée conceptuelle, […] il n’en termine avec le troisième stade de son développement intellectuel qu’à l’âge de transition. […] La première chose qui mérite ici d’être notée, c’est la profonde discordance, que l’expérimentation fait apparaître, entre la formation du concept et sa définition verbale. […] La présence d’un concept et la conscience de ce concept ne coïncident ni dans le moment de leur apparition ni dans leur fonctionnement […] L’adolescent utilise le concept dans une situation concrète. »


On comprend aisément que cet âge de transition est ce que d’autres appellent l’âge de raison et que l’on peut appeler la puberté, le début de l’adolescence. C’est d’ailleurs à cet âge là que les dysfonctionnements consécutifs à une dyslexie non traitée que sont l’agnosie spatiale, l’agnosie temporelle, l’innumératie, l’illectronisme et la dyslogie deviennent patents et handicapant, ce qui exige alors que l’on repère ces dysfonctionnements de façon précoce pour les traiter au mieux. On voit bien dans la perspective vygotskienne que ces dysfonctionnements sont conséquents à une dyslexie ancienne, la dyslexie étant un trouble de positionnement et repérage de l’individu dans son environnement immédiat. Cela peut-être le résultat d’un traumatisme de la première enfance, mais aussi du développement physique non équilibré dans sa latéralisation. Vygotski est une des sources du cognitivisme moderne incontournables.


Dr Jacques COULARDEAU



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