Sunday, May 29, 2016

 

Et si l'amour était universellement humain?

EMMANUEL ROBILLARD – JOURNAL DE TANJOMOHA – 2016

Comme pour tout livre qui traverse votre route et que l’on veut d’une façon ou d’une autre honorer d’une réflexion, tout ce qui importe est de trouver le bon incipit. Alors retentit cette phrase incontournable : « On ne te demande pas si tu en es capable, on te demande de le faire. » Et le piège se referme sur l’angoisse de ne pas savoir, sur la peur de mal faire, sur la frayeur de blesser, d’échouer non pour soi mais pour l’autre, sur l’envie folle d’aimer au point d’inspirer à l’autre l’énergie de réaliser son propre rêve car ce qui est important dans la vie réelle c’est de savoir transformer nos rêves en réalité et nos envies ne sont des rêves que s’ils sont utiles aux autres et que nous cultivons cette utilité, certains diront moqueurs utilitarisme..


Mais cet incipit ne mène pas très loin car c’est le simple principe premier de la vie, l’instinct de survie. Le lion qui devant un éléphant qu’il ne peut pas fuir, va attaquer cette bête énorme avec une possibilité minime de gagner, donc de survivre, et il n’hésite même pas. Ne pouvant fuir, il attaque plutôt que d’être attaqué ou avant d’être attaqué. Il ne se demande pas s’il en est capable. Il le fait. Les gens pris au piège d’un incendie dans un immeuble de plusieurs étages et qui sautent par les fenêtres pour rencontrer une mort certaine ont le même réflexe, mais cela leur permet d’échapper à la mort par le feu, et fous nous serions de les considérer comme étant fous. Leur instinct de survie leur ordonne de faire cela, même si cela les mène à une autre mort certaine qu’ils ne pourront pas fuir. Le Père Emmanuel le sait parfaitement, qui est un adepte d’Indiana Jones, ce qui est mieux que Mad Max, et pourtant la même trajectoire de l’aventure qui conquiert le monde, l’autre – et trop souvent l’aliène.


Alors on recherche un autre incipit car la vérité est dans la quête et non la conquête. « Une certaine pensée, trop occidentale, veut nous faire croire que nous dominons la vie. Elle s’en rit ! Les théoriciens de cette pensée désincarnée n’ont probablement jamais vécu en Afrique. » Là, oui, nous avons une route immense devant nous. Quiconque a vécu en Afrique ou dans tout autre pays qu’on appelait autrefois sous-développé et qu’on appelle aujourd’hui en développement et parfois émergent, sait ce dont parle Emmanuel Gobillard. Je regretterai qu’il n’ait pas donné plus de vécu existentiel à son discours.


La seule aide que l’on puisse apporter à quelque personne souffrant d’un mal ou d’un autre c’est de rendre cette personne autonome face à sa souffrance, de l’amener à l’assumer et à en faire un moteur de son action salvatrice pour lui-même et pour les autres. L’adolescent un peu Asperger et que le système scolaire déclare caractériel – un mal anti-pédagogique encore fort commun chez de nombreux enseignants – ne peut répondre à cette classification insolente et insultante, ségrégationniste de toute façon, qu’en transformant son syndrome d’Asperger en vrai savant fou, ou simplement en savant, sachant qu’il aura quelques difficultés à communiquer sauf en logorrhée intarissable, et l’aide que l’on peut apporter à ce syndrome hautement positif mais perturbateur pour les partisans du ronron routinier du maître d’école à la férule absolue du savoir que lui seul est sensé détenir, c’est de l’encourager à chercher, à découvrir, à développer des savoirs nouveaux qui seront utiles aux autres.


La seule aide que l’on puisse apporter aux jeunes d’une paroisse africaine qui veulent aider au développement de leur communauté, c’est de trouver des outils et un espace de terre cultivable, près d’un ruisseau qui donnera l’eau nécessaire, puis de les aider à trouver des semences auprès d’une mission diplomatique occidentale qui a une branche de développement agricole, puis de les aider, bèche à la main, à retourner la terre, a creuser la fosse à compost, puis à semer et à arroser ces graines. C’est dans sa sueur que l’occidental qu’on appelle un « mondele » en lingala saura qu’il a trouvé la vie et qu’il aide les Africains avec lesquels il travaille. Mais surtout qu’il ne croit pas, cet occidental, que le monde le laissera faire sans répugnance ou hostilité. Il y aura toujours quelqu’un qui aura le pouvoir d’entraver le travail d’aide à l’autonomisation des personnes dépendantes. Et quand il ira avec trois Africains jusqu’à la mission occidentale pour récupérer les graines promises et qu’ayant oublié de prendre de l’eau ils s’arrêteront auprès d’une autre mission diplomatique il ne devra pas s’étonner qu’on lui présente un verre pour lui et un seul verre pour les trois Africains. Et il aura le droit de s’étonner qu’après coup Pierre Ngeyitala explique que c’est tout à fait normal. L’aliénation est souvent acceptée comme un moindre mal, dans ce cas le refus de donner de l’eau aux Africains, par exemple.


.Cette pensée désincarnée dont Emmanuel Gobillard parle est la vanité de gens qui n’ont jamais mis les mains dans n’importe quel cambouis, de croire qu’ils ont le pouvoir de faire, défaire et refaire le monde, comme s’ils contrôlaient la vie. « La vie s’en rit ! » La vanité suprême de l’homme est dans cette fiction absurde que la philosophie occidentale a produite de Platon à nos jours que c’est l’homme qui fait l’histoire alors que c’est la vie, et que cette vie est cosmique, et que l’homme dans tout cela n’est pas grand-chose même s’il a la liberté du choix de ses actions et qu’il est capable de transformer son environnement et de produire les moyens de sa survie au lieu de devoir calculer sa survie en fonction des seuls moyens naturellement disponibles. Merci Darwin. Et c’est là qu’Emmanuel Gobillard est iconoclaste en affirmant que la création n’est pas parfaite et que c’est à l’homme, à la collectivité des hommes, de la rendre meilleure, de la parfaire par la seule chose qu’ils puissent faire : améliorer leurs êtres et leurs relations humaines pour corriger les maux et les fautes qu’ils commettent ou subissent tous les jours. C’est ce combat permanent contre soi-même pour le bien qui transforme la société humaine et qui rend la création, le cosmos meilleur, même si la tentation est forte de faire le mal plutôt que le bien, de créer des armes et de faire la guerre plutôt que de cultiver nos jardins et de satisfaire les besoins des hommes.


Même si elle se rit de votre vanité la vie est pourtant toujours de notre côté. La guerre risque d’être un mal éternel, un mal nécessaire pour combattre le mal guerrier qui menace l’humanité, même si la guerre par principe est condamnable. Mais comment comprendre les forces qui mènent au mal et comment résoudre les causes mêmes de ce mal ? L’amour est une bonne et grande chose mais elle ne sera suffisante que si l’on se demande pourquoi la troisième religion issue directement de la Genèse, de Moïse et d’Abraham s’oppose en ennemi qui se veut chez certains irréconciliable avec la première religion issue de ces mêmes prémisses et s’oppose en ange purificateur contre la civilisation pour l’essentiel – encore, mais pas pour longtemps – occidentale issue des deux premières religions issues de ces mêmes prémisses. L’amour est-il une solution quand on sait que tout tourne autour des deux fils d’Abraham, le premier fils avec l’esclave de son épouse que son épouse lui a donnée, puis le second fils avec son épouse légitime pourtant considérée jusqu’alors comme stérile. Pourquoi le premier fils et sa mère dite arabe sont-ils chassés à la demande de l’épouse légitime ? Même si d’un côté comme de l’autre Dieu bannit le sacrifice humain et en particulier d’enfants en ordonnant le sacrifice d’un fils comme de l’autre, d’un côté comme de l’autre de la ligne séparatrice de la ségrégation ethnique, et cependant prévenant ce sacrifice au dernier moment par une substitution animale.


C’est là que je trouve dans ce livre une autre dimension qui dépasse la matrice religieuse même d’Emmanuel Gobillard et atteint l’universalité en retrouvant une autre dimension religieuse non issue du creuset biblique.


C’est en partant des quarante jours de Jésus passés au désert à confronter, dompter et dominer ses propres pulsions tentatrices allumées en lui par Satan, que certains appelleront son inconscient, qu’il pose les trois grandes tentations des prêtres catholiques : « l’ambition ecclésiastique, l’acédie ou paresse spirituelle et le désespoir. » Il parle ici et là de méditation mais surtout beaucoup de prière avec Dieu lui-même qui ne peut se faire que dans la solitude à la fois de l’isolement, de la retraite, de la nuit et du célibat. Cette vision est pessimiste et pourtant ouvre la porte à la seule voie de rédemption de l’homme face à l’impossible survie seul face au cosmos qui broie tout sur son passage et par son fonctionnement intérieur. Seul, l’homme n’est rien. L’homme n’est que dans deux dimensions que seuls les hominines (lexique du CNRS, le genre Homo + Australopithèques) ont su développer. Les hominidés (définition anglo-saxonne, tous les homonides et hominoïdes jusqu’au hominines exclus) sont totalement soumis à la sélection naturelle de Darwin, alors que les hominines ont été des migrateurs dès qu’ils ont appris à courir sur deux pieds et donc à rechercher au loin les ressources de survie qu’ils ne trouvaient pas en quantité suffisante sur place pour des groupes en augmentation démographique : plutôt que de sacrifier les enfants en surnombre, ils sont partis au loin, à l’intérieur de l’Afrique d’abord puis en dehors de l’Afrique avec Homo Faber qui a donné naissance à trois espèces humaines – au moins ? – en trois lieux différents : les Néanderthals, les Dénisovans et les Homo Sapiens, respectivement au Moyen Orient, en Mongolie-Asie-Centrale-Sibérie et en Afrique.


Ces deux dimensions sont, d’une part, la mise en commun des ressources et des moyens dans le cadre d’une socialisation indispensable dès la nécessité d’une division du travail imposée par la naissance de petits qui ne peuvent être autonomes qu’après deux ou trois ans au moins de dépendance, et cela n’a rien à voir avec l’attachement des petits singes avec leurs mères, un attachement qui n’est de dépendance que pendant très peu de temps, tout comme l’attachement des petits d’une vache n’est que très marginalement dépendant car le veau ou la velle apprennent à se nourrir d’autre chose que du lait de leurs mères très vite, sans parler de l’autonomie de mouvement et de marche. Et ce livre est entièrement nourri de diverses socialisations : aide à la vie quotidienne, aide à l’agriculture autonomisante, aide à l’acquisition du savoir par la transmission du questionnement et de la curiosité sans lesquels il n’y a pas de recherche du dit savoir. Le savant fou ne transmet pas LE savoir sacro-saint et unique mais l’envie de découvrir le savoir multiple que seule l’expérience de la vie peut justifier et motiver. Et cela n’est possible que par l’outil linguistique développé par les hominines et par le saut qualitatif des langues tri-articulées d’Homo Sapiens : Emmanuel Gobillard explique discrètement, trop discrètement, comment la langue malgache fut d’abord un frein puis un moyen de communication. Il serait temps que les illuminés logorrhéiques, idéalistes (et parfois ségrégationnistes) de la Nuit Debout quittent la Place de la République (ceux-ci n’ont pas vraiment besoin de travailler pour se payer un costard de marque même en jean) pour aller se salir les mains et se durcir la peau dans le vrai travail avec ceux qui souffrent et dont ils veulent refaire la vie en leur apportant le bonheur dans un emballage prédigéré comme si on pouvait imposer le bonheur aux gens, comme si le bonheur n’était pas quelque chose qui ne peut venir que de la deuxième dimension humaine si présente et prégnante dans ce livre : la méditation et la prière seul à seul avec soi-même et avec Dieu.


Cette méditation, deuxième dimension de la réflexion d’Emmanuel Gobillard la plupart du temps appelée prière, est le principe fondamental du Bouddhisme, méditation qui se fonde sur une vie quotidienne de service, de pauvreté et d’humilité et qui est la recherche en soi et dans la relation mentale entretenue avec le monde de la force qui va purifier ce qu’ils appellent « mana » ou « cita », qui correspondent au mot anglais « mind » et qui sont fort parallèles, bien que pas totalement identiques, puisque les Bouddhistes ne croient pas en Dieu, à notre « esprit » et pour les plus Chrétiens à notre « âme ». Cette dimension mentale est parfois, surtout au début, un peu froide mais elle se réchauffe quand il compare l’amour de Dieu et l’amour chrétien à un feu, un brasier, de la même nature que l’enfer, le feu de l’enfer étant un feu qui nous détruit alors que le brasier de l’amour divin est un feu dans lequel nous entrons en communion et en symbiose. Celui qui refuse l’amour sera brûlé par l’amour de Dieu et ce sera son enfer. Celui qui accepte et pratique l’amour sera en phase avec l’amour chrétien et pourra entrer en osmose avec lui. Et cela doit se faire tous les jours par des actes d’amour pour les autres et par la méditation qui justifie et motive ces actes d’amour. Aimer les autres n’est pas facile. Emmanuel Gobillard relie cela au célibat, au mariage du prêtre catholique à la seule église, à la disponibilité du prêtre catholique à cet amour pour toute personne en ayant besoin pour se régénérer. Il parle de mariage et demande un témoignage à Alexandre Poussin sur l’amour dans la cadre matrimonial et paternl, ce qu’Emmanuel Gobillard ne peut guère connaître directement, mais il évite de parler de l’a dimension hormonale du désir que beaucoup assimile à l’amour, réduisant celui-ci à quelques pulsions endocrines. On sait les dérives qui peuvent alors apparaître. Mais la conception de l’enfer comme étant la nuit dans laquelle s’enferme celui qui ne sait pas aimer les autres, une nuit qu’il ne sait pas dissiper car il ne peut la dissiper que par le feu, la flamme et la lumière de l’amour, est à la fois poétique et profondément régénératrice et même libératrice.


On se prend alors à aimer l’auteur qui nous parle entre les lignes autant que sur les lignes et combien il eût été encore plus poignant de donner davantage d’illustrations de cet amour là-bas à Madagascar.


Quand j’ai quitté le Sri Lanka après avoir enseigné l’anglais du bouddhisme aux jeunes moines du monastère de Pidurangala pour les préparer à choisir la voie de la prédication et de la mission dans le monde occidental qui a beaucoup à apprendre, le fait qu’à la dernière séance (je n’ai jamais parlé de cours) avant mon départ la « cérémonie » de la tasse de thé partagés avec moi après chaque séance, est devenue une séance d’échange de souvenir et le fait que ces jeunes moines qui n’ont rien en leur nom, sauf leurs pagnes safrans, m’aient offert une lampe solaire en cuivre martelé à la main, lampe à huile rituelle pour remercier le soleil de toujours briller jour après jour, est la marque de cet amour échangé, chacun donnant ce qu’il peut, son savoir peut-être mais aussi la chaleur humaine de son « mana » ou « cita », ce que Emmanuel appelle très justement l’amour. Soyez sûr qu’alors trouver dans ses poches un cadeau ou deux dignes d’un tel échange est difficile. Et croyez-moi c’est dans le cœur que le cadeau digne de cet échange se trouve. A nous de l’en extraire.


L’église catholique des USA a défini il y a plus de trente ans la procédure à suivre pour réintégrer les Amérindiens dans la société américaine : « remember, reconcile, recommit ». Ne jamais oublier, toujours se souvenir car la vie est une encyclopédie vivante et vibrante. Réconcilier le monde et se réconcilier avec le monde dans la reconnaissance et le respect des différences, des originalités et des identités. Et se réengager sur les principes fondamentaux de l’amour de l’autre, de la méditation personnelle dans la prière, de l’humilité salvatrice par et dans le partage. Et le mal de l’orgueil est un mal mortifère, pour les autres comme pour soi-même.

Dr Jacques COULARDEAU





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