BRUNO DUMONT
– CAMILLE CLAUDEL 1915 – 2012
Cent ans plus tard ou presque après l’internement en 1913. Elle restera
ainsi enfermée jusqu’en 1943 soit trente ans. La raison n’en est pas claire
dans le film où une seule allusion au meurtre d’un enfant est explicitée par
son frère, et encore dans une lettre.
Ce qu’on sait c’est qu’elle a eu une relation sexuelle avec Rodin et que
les deux étant sculpteurs une rivalité se développe qui aurait pu être une
vraie compétition, mais elle devient après la rupture une véritable paranoïa. Il
faut dire que la relation sexuelle n’a rien d’amoureuse. Elle produit plusieurs
enfants non reconnus par le père et de nombreux avortements, tous bien sûr
clandestins et illégaux. D’où l’allusion au meurtre d’un enfant par le frère
qui en bon chrétien ne peut que condamner. Elle est soutenue par son père mais
il meurt en 1913. Elle vit à l’époque sur l’île Saint Louis à Paris. Sa mère et
son frère Paul Claudel, diplomate et écrivain, la font enfermer purement et
simplement. Sa mère signe l’ordre d’internement dit placement « volontaire ».
Cela n’est pas clair dans le film et c’est dommage car ce que l’on ne sait pas
et ce que l’on sait ne servent pas le sujet correctement. Notons en passant que
Paul Claudel n’a pas pu lire « Une Saison en Enfer » de Rimbaud car
Rimbaud a fait brûler tout le tirage avant de partir en Ethiopie ouvrir un
commerce d’esclaves et que cette « Saison en Enfer » ne sera publiée
par les frères Breton dans la revue Poésie 1, n° 4, qu’en 1969 à partir du seul
exemplaire conservé par l’imprimeur.
Ceci étant dit il est évident que de nombreux éléments se coordonnent pour
en arriver à cette solution qui était une solution courante dans les familles
aisées, et même plus qu’aisées : elles faisaient interner le fils ou la
fille qui déplaisait en payant bien sûr la facture. On ne dira même pas qu’il y
a eu victimisation par la psychologie ou la psychiatrie. Il y a eu simple
internement à la demande de la famille. Avant la Révolution Française c’eût été
dans un couvent sous le voile d’une religieuse pour les filles. En 1913 c’était
dans un asile tenu par des bonnes sœurs et on essayait de couvrir pour le
public avec un diagnostic psychiatrique qui ne voulait rien dire. On remarquera
que la mère avait 73 ans au moment de l’internement et qu’après sa mort le
frère Paul Claudel ne reviendra pas sur la situation et maintiendra sa sœur dans
l’institution. Remarquons qu’après la deuxième guerre mondiale la justification
psychiatrique aurait pu être remise en cause, mais Camille Claudel n’aura pas
cette chance.
On a donc d’emblée la victimisation d’une femme pour des motivations familiales
qui sont toutes de l’ordre des convenances et surtout du fait d’une conviction
catholique intégriste pour ne pas dire fondamentaliste. Paul Claudel et son œuvre
théâtrale est typique à ce niveau et il n’admet pas que l’on puisse remettre en
cause l’existence omniprésente de Dieu qui laisse les gens pêcher pour prouver
que le bien existe puisque le mal existe et que c’est un choix, le bien, bien sûr,
car le mal est une simple malédiction humaine. C’est une parole casuistique
mais c’est une parole fortement courante jusqu’à une période relativement
récente et que certains continuent à
employer. Le mal est nécessaire pour prouver que le bien est un choix et il s’agit
alors de punir ceux qui font le mal.
L’ennui c’est que le film ne fait que donner à voir une situation très
réduite dans le temps, environ deux ou trois jours de 1915, sans vraie explication
sur les détails de cette situation. Les explications génériques de Paul Claudel
à un moine et probablement prêtre du cloître où il a passé la nuit sont
tellement génériques qu’elles n’en ont plus aucun sens, une sorte de délire
déiste chrétien.
C’est là que l’on retrouve Bruno Dumont et que l’on est dans la suite de « Hors
Satan ». Si les femmes ont le diable dans la peau et qu’il faut les en
exorciser, il est alors évident que Camille Claudel est typique. Il se complet
à montrer comment elle est la proie de ses fantasmes de persécution,
empoisonnement, peur des autres, crises de pleurs, etc. Il l’entoure d’êtres
qui ne sont pas seulement psychologiquement dérangés mais qui sont des
caricatures d’êtres humains, difformes, très largement au-delà d’un point de
non retour tant psychiatrique que physique : ils sont visuellement des monstres
effrayants, des gargouilles vivantes. Enfermée dans cette cage aux fauves on ne
voit pas comment elle pourrait trouver un équilibre, ou retrouver et
reconstruire un tel équilibre. Le film prétend que le docteur est conscient qu’elle
pourrait rentrer chez elle à Paris, mais la réponse de Paul Claudel est
négative.
Le film alors a-t-il un sens autre qu’anecdotique ?
Je le crois. Bruno Dumont continue ici son exploration des profondeurs
aliénées (à tous les sens du mot) et aliénantes (à tous les sens du terme) de
la société au niveau des individus et des circonstances dans lesquelles ils
sont plongés. C’est une vision noire, plus que noire, anthracite de la vie, de
la nature humaine. Le mal n’est pas autorisé par dieu – dont Bruno Dumont se
gausse par caricature – pour permettre au bien d’apparaître comme un choix. Le
mal est la nature la plus profonde de l’homme et le bien ne peut être qu’un supplément
d’âme fait pour certains prédestinés et sélectionnés par leurs gènes autant que
par dieu, qui dominent la société et maintiennent tous les autres dans la
noirceur du cloaque où ils sont enfermés, où ils ont été enfermés, où les élites
les ont enfermés, et n’oublions que certains fils ou filles de ces élites sont
des hommes et des femmes ordinaires donc aussi noirs que la nuit sans étoile
qui règne au plus profonde de l’enfer.
Il n’y a pas d’échappatoire pour Bruno Dumont. Cela veut dire qu’il n’y a
pas de solution qui pourrait améliorer la situation, que cette solution soit
religieuse, politique ou simplement éducative et sociale. Il ridiculise la religion et l’accuse de tous
les maux, qu’elle soit chrétienne ou musulmane. La politique est totalement
absente de son discours comme si la société était un champ de bataille sans
armées et sans camps adverses mais simplement un bouillon brownien de brutalité
et de haine bestiale : on est loin de l’aliénation au sens marxiste, mais
on est tout à fait au plus profond de l’eugénisme de H.G. Wells dans « Time
Machine ». Il n’y pas de sauveur possible. Il n’y a pas de choix pour le
bien ou le mal. Nous sommes tous – sauf les élites qu’on ne voit pas –
condamnés à être des marionnettes du mal qui nous hante et nous domine.
Et en plus cela dure, peut durer, car le châtiment et les circonstances dignes
des égouts les plus pollués dans lesquelles les personnages vivent peuvent
durer toute une vie, de la naissance à la mort. Noyez vous dans Bruno Dumont et
vous en mourrai, noyés bien sûr, ou simplement de noyade avec valium dans le
canal de la Deûle à Lille, tout comme mon amie Monique, tout au bout du boulevard
de la Liberté, car mourir dans le canal de la Deûle c’est la liberté suprême. Et
vous pourrait avoir comme dernière pensée avant de sombrer dans l’eau « Inch
Allah Vauban » en regardant la citadelle Vauban, juste l’autre côté.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:14 PM